6. Un changement de culture

Dans les années 80 un fantôme invisible entrait subrepticement dans nos vies à Wall Street. Les LBO en faisaient partie. Je n’ai jamais pu vraiment mettre le doigt sur le problème. C’est comme s’il y avait trop d’argent sale, et pendant que cet argent sale devenait de plus en plus important dans des formes occultes, la manière dont les sociétés était financées, achetées et vendues, devint de plus en plus hors de contrôle. Le bon sens et la bienveillance semblaient disparaître, et tandis que la fortune personnelle des personnes à l’intérieur du système augmentait, les mensonges grandissaient avec.

Une partie de ce qui arrivait chez Dillon Read s’expliquait par la différence de styles entre Nick Brady et John Birkelund. Quand Nick voulait que je fasse quelque chose, il venait me voir et me disait quelque chose comme « Ecoute, j’ai besoin que tu fasses cela et que tu arrêtes ceci, et je ne peux pas t’expliquer pourquoi. J’ai juste besoin que tu sois un bon exécutant et que tu le fasses ». Et sa simplicité avait un certain charme, ainsi, dans l’esprit du bon soldat, vous laissiez de côté un contrat ou une idée que vous pensiez intéressante financièrement. Pour une raison quelconque, Birkelund se sentait mal à l’aise avec cette approche directe et donc certaines situations se compliquèrent, avec des calculs internes complexes.

Par exemple, quand les associés de Dillon Read vendirent la société Dillon Read à Travelers, 3 ans après le rachat à Bechtel, Birkelund vint dans mon bureau me demander ce que je pensais de cette transaction. Je lui répondis que c’était fait, que mon opinion en tant que plus récente associée, avait peu d’importance. Birkelund insista, il voulait vraiment savoir. Je lui dis que j’étais déçue que nous ne soyons plus les propriétaires, et qu’une grosse société d’assurance ne serait pas une bonne alliance. Il explosa de rage et quitta le bureau énervé. Quelques minutes plus tard, mon époux Geoffrey, un avocat à succès de Wall Street, m’appela pour me dire qu’il avait eu un appel de Fritz Hobbs, l’un des associés les plus anciens de Dillon, lui disant que j’avais démissionné de la société et que lui, Geoffrey, devait exercer un peu plus de surveillance sur son épouse.

Je lui ai dit que je n’avais pas démissionné. J’ai alors conseillé à Geoffrey d’appeler Fritz, de le persuader qu’il avait réussi à me recadrer, de l’assurer que je n’avais aucune intention de démissionner et qu’il pouvait compter sur lui pour s’assurer que je soutiendrai la vente et les changements prévus. Ainsi, mes associés pouvaient compter sur mon époux pour me gérer. J’ai ensuite passé plusieurs semaines à nous coordonner avec Geoffrey sur le sujet de ma propre manipulation, qui se révéla une manière très efficace de communiquer, bien que pas très orthodoxe.

Ma porte de secours fut compromise quand plusieurs semaines après, Ken Schmidt, à la tête du département du financement local de Dillon, que Birkelund avait chargé de me gérer tandis que je m’occupais d’un gros client et de contrat profitables, craqua un soir après plusieurs verres, me confessant que lui et d’autres associés utilisaient mon mari pour me manipuler. Peut-être se serait-il senti moins coupable s’il avait su que Geoffrey avait connaissance de sa stratégie.

Rainbow Room

Senior Dillon Partner Peter Flanigan, shown here at the Rainbow Room with Catherine at Christmas time in 1988, later became the one of the largest personal Dillon investors in private prison company Cornell Corrections.
(Photo courtesy Catherine Austin Fitts)

Après la vente de Dillon à Travelers, nous avons collecté des soutiens financiers conséquents de leur part pour notre activité de LBO. Birkelund me fit venir dans son bureau pour me demander si je prendrais la tête du marketing de la vente de nos LBO auprès de nos acquéreurs de titres obligataires. Sa demande me prit par surprise, car je savais que je ne serais pas bonne dans ce rôle.  Je lui demandais ce qui lui faisait penser que j’étais la personne appropriée.  Il me répondit par mon succès sur la mise en place et la vente de l’émission de dette du système de transport de la ville de New York pour 4 milliards de dollars. C’était une opération que neuf sociétés avaient estimé infaisable, mais que j’avais réussi avec l’aide de Dillon Read, faisant la première page du New York Times et dans la presse financière. J’expliquais à John que je ne pouvais vendre que les transactions que j’avais personnellement organisées et dont je pensais que les dettes étaient viables car basées sur des principes de création de valeur fondamentaux, qui assuraient que les acheteurs d’obligations seraient remboursés. Cependant, beaucoup de LBO qui flottaient à Wall Street n’étais pas basées sur une ingénierie financière solide, et comprenaient des sociétés douteuses. J’étais excellente pour les clients investisseurs de Dillon quand j’avais foi dans un investissement. A moins d’être personnellement confiante dans la viabilité à long terme d’un investissement, je n’étais pas bonne pour le promouvoir.

John pensait que je faisais des manières et j’étais étonnée qu’il ne puisse pas comprendre que je ne pouvais pas faire une bonne prestation dans ce domaine pour la société, comme un poisson ne peut pas voler. C’était comme si 2 univers parallèles essayaient de se croiser, et y échouaient. L’un cherchait à aller dans le sens du vent avec de plus en plus de dette publique et privée sans penser à la manière dont les générations futures pourraient la rembourser, ce que certains d’entre nous appellent la bulle de dette, car c’était la façon de gagner au jeu des profits rapides ; L’autre pensait que l’argent devait servir un but, et que retourner les gens et les sociétés comme des pancakes pour des profits rapides était une activité risquée.

Les choses arrivèrent à leur terme quand j’arrivais à la réunion hebdomadaire de la banque des associés de Dillon Read, un matin de 1988 et écoutais Steve Fenster, l’un des associés qui nous avait rejoint en 1987 (avant chez Lehman Brothers avec un bref passage à la Chase) nous faire un exposé des raisons pour lesquelles le groupe des LBO de Dillon devait seconder la First Boston dans l’acquisition hostile par la société Campeau des Federated Department Stores. Lors de cet exposé, Fenster, qui deviendra par la suite professeur à l’école de commerce d’Harvard, présenta la déclaration sur les « origines et l’utilisation du financement ». C’est une déclaration qui donne une estimation de l’origine des fonds pour l’acquisition et comment et dans quelles proportions ils seront dépensés. Steve indiqua qu’une portion significative proviendrait « d’améliorations de la productivité », soit une partie de ce qui était nécessaire pour financer le coût de centaines de millions en parachutes dorés pour les cadres dirigeants et les honoraires pour les avocats et les conseillers financiers des banques d’investissement.

Les “améliorations de la productivité” étaient l’augmentation des bénéfices qui devrait être réalisée par le personnel sur plusieurs années, tout ceci sans bénéficier des centaines de million de beefsteak reçu en amont par les cadres dirigeants et Wall Street. Nous pouvions devenir riches et sortir de la situation avant tout le monde. Les gars dans les tranchées devraient travailler comme des chiens pendant des années pour des miettes si la transaction se faisait. J’étais abasourdie. J’ai demandé à Steve pourquoi le personnel resterait et passerait des années à travailler pour générer des bénéfices sans récompenses à la hauteur. Après tout, ces données financières seraient indiquées dans le dossier de la SEC. Les cadres moyens pourraient lire et « marcher vers la porte de sortie ». Cela signifiait la faillite de la société.

Si la société faisait faillite avant que nous vendions les obligations, la ligne de crédit de notre financement chez Travelers pourrait perdre des millions. Si elle faisait faillite après la vente des obligations, nos clients acquéreurs seraient les derniers à tenir le sac vide. Fenster me regarda avec dégoût et dit quelque chose comme « nous serons sortis en décembre » indiquant que si la transaction vacillait, ce serait le problème de quelqu’un d’autre. Je répondis « Steve, nos acquéreurs eux, ne seront pas sortis » signifiant que si Dillon vendait des obligations aux fonds de pension, aux mutuelles et aux autres, c’est eux qui enregistreraient la perte qui pourrait être estimée en millions. A cette époque, Brady avait quitté la société pour Washington et Birkelund était aux commandes. Il essayait de faire fortune. Nick devait protéger la sienne. Il m’apparut que l’équilibre entre les deux associés qui avait été jusque-là atteint, entre jouer le jeu de l’argent facile et ne pas atteindre à la réputation personnelle de Brady, avait disparu. Dillon prévoyait des honoraires importants et Fenster, comme les associés autour de la table, était appâté par des gains rapides et de gros bonus de fin d’année.

C’est ce qui m’incita à penser que nous étions peut-être en train de perdre de vue la distinction fragile entre l’ingénierie financière et la fraude. Je quittais la salle de réunion et pris les escaliers pour appeler Washington D.C. Il n’y avait rien d’autre à apprendre chez Dillon Read. Il était temps de partir, et j’étais trop conservatrice. Les autres sociétés avaient montré un intérêt pour mon recrutement. Cependant, j’avais promis à Nick que je ne toucherais pas à mes clients et ne ferais pas diminuer l’activité. La manière de continuer fut de rejoindre l’administration Bush à Washington D.C. La corruption était sévère, un crash approchait et Washington allait devoir faire le nettoyage. De plus, la corruption était organisée en partie depuis Washington. Je voulais comprendre comment l’économie et les marchés fonctionnaient réellement. Cela faisait longtemps que j’espérais trouver des moyens pour que les investisseurs puissent bénéficier d’activités qui augmentaient la sécurité des hommes, de l’environnement et la croissance. J’avais besoin de comprendre comment le gouvernement et le financement fédéral fonctionnaient.

Quand les Federated Department Stores se déclarèrent en liquidation le 5 janvier 1990 en rapport avec son acquisition par Campeau et une structuration financière décousue, Dillon Read, Travelers et les clients de Dillon, en furent pour des millions de dévaluation. A cette époque, j’étais Assistant-Secrétaire au Logement et Commissaire de l’administration fédérale au logement (FHA) du Ministère du logement et de l’urbanisme (HUD), gérant des milliards de prêts impayés, chargée de la coordination avec la Resolution Trust Corporation qui gérait des milliards de prêts (S&L) impayés. Tandis que Birkelund et Fenster expliquaient à Travelers la liquidation de Campeau-Federated, j’apprenais pourquoi il était dit qu’Oliver North aurait appelé le ministère du logement le « magasin de jouets pour finances secrètes ». Cela me prit des années, en faisant le ménage dans les prêts immobiliers, pour comprendre que la fraude à la construction et aux prêts immobiliers faisait partie intégrante des manigances de l’Irangate et d’une dette américaine fédérale qui augmentait à des niveaux alarmants.